Peaux d’écriture (6) « Chaque poème est une navette » (par Nathalie de Courson)
Trajectoire déroutée de Sanda Voïca (Lanskine, 2018)
Trajectoire déroutée, que Sanda Voïca dédie à sa fille disparue Clara Pop-Dudouit (1994-2015), est un recueil de poèmes dont Didier Ayres a justement souligné ici l’absence de pathos et la profonde sobriété (http://www.lacauselitteraire.fr/trajectoire-deroutee-sanda-voica-par-didier-ayres).
Je voudrais à mon tour entrer dans ce texte et m’approcher de son « je » solitaire qui, dans des vers courts et dépouillés, présente dès les premiers mots un corps profondément atteint :
C’est quoi une fenêtre ?
Mon squelette récent.
J’ai soif
de la tombe blanche
ovale dans mon corps.
Sanda Voïca nous avait habitués à une prose poétique foisonnante, souple, joueuse, pleine de références stimulantes. Ici, une trajectoire est bel et bien « déroutée », s’ouvrant sur le squelette sans chair et sans peau d’un « je » que pétrifie son aspiration à absorber « la tombe blanche » de « la fille » perdue. Cette paralysie se propage éventuellement à un monde familier transformé en tombe :
Je sors dans mon jardin
et dès la porte d’entrée
l’air, le soleil, les fleurs
m’attaquent :
mur qui me pousse
et m’empêche de le traverser,
de faire des pas, de sortir.
Pétrifiée et tremblante
devant cette tombe ad hoc,
celle de la fille
venue jusqu’ici (p.51)
Comment le corps peut-il alors établir un contact avec l’extérieur ? Comment trouver une parole pour dire un « moi-peau » à ce point médusé, attaqué ? Chaque page pose, me semble-t-il, des questions de ce type sans forcément chercher à y répondre.
Plusieurs fois par jour
la fille revient
s’empare de moi
grappin à plusieurs crochets qui
s’enfoncent dans ma chair
me soulèvent très haut
et me lâchent :
je me défais en morceaux (…) (p.17)
L’objet blessant subit parfois des métamorphoses encore plus destructrices, comme la « flèche avec deux pointes » qui s’assouplit en un serpent volontairement accueilli pour « qu’il crève le ventre » (p.35). À d’autres moments le corps du « je » se vaporise en nuage sombre ou se transforme en insecte englué dans une lave noirâtre. Il arrive que mère et fille flottent ou s’envolent ensemble, mais sans trouver de place où s’établir, et le nom écrit s’efface (pas une seule fois d’ailleurs le prénom de la jeune fille ne sera prononcé dans le recueil). Les mots écrits, « labourant » le papier, peuvent se coller à la peau du visage sans parvenir à se déployer en poème :
Les feuilles pleines de mots
Collées à ma tête
A la place des oreilles
Peinent à me faire voler (p.16)
Les mains peinent tout autant à palper et à écrire le monde :
Les doigts sont devenus
sourds et aveugles.
Antennes puissantes autrefois
quand elles captaient
la matière qui soufflait encore :
mon corps (p.53)
Un filet piège le regard et barre l’accès à la poésie :
La justesse du regard tombé
Dans un nouveau filet (p.7)
Et une nasse nouvelle ne contient que d’autres nasses, « celles des jours anciens » (p.67), dans un mauvais infini où chaque filet ne fait qu’en pêcher un autre.
Devant cet ébranlement de tout l’être, comment se fait-il alors que le lecteur quitte le livre avec une authentique impression de légèreté ?
Tantôt, après s’être défait en morceaux, le corps se répare tout seul et la fille pénètre dans la charpente d’écriture de l’auteur :
Quand je me réarticule
je mets la fille disparue
dans mon échine (p.17)
Tantôt la page écrite est une « fenêtre » n’ouvrant plus sur un squelette mais sur un « tableau vivant » lumineux, comme une toile de Geneviève Asse :
Chaque page est une fenêtre
vers une vallée
aux nuances estompées
jusqu’au ciel bleu-clair (p.41)
Mais surtout, dix pages avant la fin du recueil, le retour à une chair maternelle nourricière coïncide avec l’apparition du possessif « ma », double marque d’union féconde entre la mère et la fille :
Mon cœur alourdi
sort de mon corps,
coule vers la terre,
devient un pis
et il nourrit
de ses gouttes immenses
couleur bleu-ciel
– ou bien royal ? –
ma fille enterrée (p.66)
Ce pis aux gouttes immenses rappelle celui de la truie qui apparaissait joyeusement dans le recueil Épopopoèmémés, « la source de paroles. Qui nourrissent des pourceaux de mots ».
On découvre à la relecture que quelques pages avant, la fille avait jeté une « cordelette / blanche éclatante / flottant à portée de main » (p.39). Les mots de la mère ont pu par « hasard » s’y « faufiler », à la manière dont le début d’un ourlet se bâtit. Comme dans les intermittences de la vie et de l’écriture – et c’est ce qui rend ce livre si énigmatique et si humain – les lueurs et les contacts apparaissent, disparaissent, réapparaissent ; mais des cordelettes finissent par se nouer et un tissu d’écriture par se reconstituer :
Chaque poème est une navette,
Cet outil à passer le fil
Dans le métier à tisser.
Pour quel tissu ?
Plusieurs navettes qui se croisent,
Pour passer le fil à peine différent
De la même canette
Pour un seul tissu.
Lequel ? (p.47)
Dans Le Cratyle de Platon, Socrate dit que les noms sont des instruments à distinguer la réalité comme la navette sert à démêler les fils. Une navette est aussi une barque qui au fil des pages se substitue au « bateau » s’éloignant « sur la rivière » du début du livre, pour effectuer des allers et retours entre les deux rives d’un Achéron intérieur. Nef, nasse, navette : le « je » mort et vivant se fait pêcheur et tisserand :
Dans la nasse de chaque jour.
Aujourd’hui, j’arrive à la transformer
En broderie lâche (p.78)
Et à la dernière page, dans un quasi-oxymore, « Mon squelette en chaux vive / descend vers vous » pour annoncer résolument au lecteur : « Me voilà ».
Nathalie de Courson
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