Nouvelles intégrales, tome I, Edgar Allan Poe, chez Phébus (par Matthieu Gosztola)
Nouvelles intégrales, tome I (1831-1839), Edgar Allan Poe, Phébus, coll. Littérature étrangère, octobre 2018, trad. anglais (USA) Christian Garcin, Thierry Gillybœuf, 432 pages, 27 €
Christian Garcin et Thierry Gillybœuf citent Valéry Larbaud, dans la préface à leur traduction de l’ensemble des nouvelles de Poe, dont le premier tome, correspondant aux années 1831 à 1839, vient de paraître chez Phébus : « traduire un ouvrage qui nous a plu, c’est pénétrer en lui plus profondément que nous ne pouvons le faire par la simple lecture, c’est le posséder plus complètement, c’est en quelque sorte nous l’approprier ».
Mais comment traduire ? Dès 1946, le même Larbaud notait dans Sous l’invocation de saint Jérôme : « Chaque texte a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. […] [C’]est ce sens là qu’il s’agit de rendre, et c’est en cela que consiste la tâche du traducteur ». Est-ce à dire que cette tâche est, s’avère impossible ?
Jacques Derrida avance dans L’Écriture et la Différence : « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transposer dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l’énergie essentielle de la traduction ». Or, ce qui est nié – le corps – « se venge, note Jean-Michel Déprats. La traduction découvre à ses dépens que lettre et sens sont à la fois dissociables et indissociables. L’intraduisibilité est l’un des modes d’auto-affirmation d’un texte. Si celui-ci lie indissolublement en lui la lettre et le sens, la traduction ne peut être qu’une trahison, même si cette trahison est nécessaire pour l’existence même des échanges et de la communication ». George Steiner ajoute dans Après Babel : « Le traducteur a fait main basse sur trop de choses : il a rembourré, enjolivé, sollicité le texte, forcé la lecture ; ou sur trop peu : il a raboté, simplifié, arrondi les angles. […] Il est incontestable qu’il y a tout un aspect de perte. […] Mais le résidu possède aussi un côté manifestement positif. L’œuvre traduite est mise en valeur. Et cela à plusieurs niveaux. Du fait qu’elle est méthodique, analytique, qu’elle procède par pénétration et énumération, la démarche de traduction, comme tous les modes de compréhension focalisée, détaille, éclaire, en un mot met en relief son objet. […] Le processus du transfert et de la paraphrase décuple la stature de l’original. Historiquement, à l’échelle du contexte culturel et du public potentiel, l’original a gagné en prestige. […] L’écho enrichit, il est plus qu’une ombre ou un mannequin inerte […]. Le miroir ne se contente pas de refléter, il engendre aussi de la lumière ».
Une noire, pénétrante lumière, dans le cas de Poe, comme c’est perceptible, notamment – au travers des épaisseurs, nombreuses, de la phrase –, au commencement de La Chute de la maison Usher :
« Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque une volupté, et dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus sombres de la désolation et de la terreur. Je regardais le tableau placé devant moi, et, rien qu’à voir la maison et la perspective caractéristique de ce domaine – les murs qui avaient froid, les fenêtres semblables à des yeux distraits, quelques bouquets de joncs vigoureux, quelques troncs d’arbres blancs et dépéris, – j’éprouvais cet entier affaissement d’âme, qui, parmi les sensations terrestres, ne peut se mieux comparer qu’à l’arrière-rêverie du mangeur d’opium, – à son navrant retour à la vie journalière, à l’horrible et lente retraite du voile » (traduction de Baudelaire).
« Pendant toute une journée morne, sombre et muette d’automne, alors que les nuages oppressants étaient bien bas dans les cieux, j’avais traversé seul, à cheval, une contrée singulièrement sinistre, et j’avais fini par me retrouver, alors que les ombres du soir gagnaient du terrain, en vue de la mélancolique Maison Usher. J’ignore comment cela fut possible, mais au premier regard que je jetai sur le bâtiment, une tristesse insupportable envahit mon esprit. Je dis bien insupportable, car elle ne se trouvait pas atténuée par le sentiment plus ou moins agréable, d’ordre poétique, avec lequel l’âme accueille d’ordinaire les images naturelles les plus sévères de la désolation ou de la terreur. Je contemplais le décor qui s’offrait devant moi –la simple demeure et le cadre banal du domaine, les murs lugubres, les fenêtres pareilles à des yeux vides, quelques rangées de laîches et quelques troncs d’arbres blancs et pourris –en éprouvant une forte dépression que je ne saurais comparer qu’à la phase où l’opiomane sort de sa rêverie – le retour amer à la vie quotidienne, le moment effroyable où le voile retombe »(traduction de Christian Garcin et Thierry Gillybœuf).
La traduction de Christian Garcin et Thierry Gillybœuf épouse la précision que conjugue, dans ses mouvements aussi secs que nécessaires, l’instrument qui sculpte le bois pour le rendre propre à devenir une aide pour la vie – les vies – quotidienne, à quelques encablures de la somptuosité de la danse des sept voiles par quoi les phrases baudelairiennes inventent leurs propres lumières qui, en se mêlant, s’intensifient autant qu’elles ouvrent sur l’obscur, notre part la plus intime, la plus douloureuse.
Cette irruption de la singularité du traducteur dans le geste par quoi se fait l’offrande de l’œuvre traduite, Baudelaire la reconnaîtra lui-même, dans une lettre à Théophile Thoré, en 1864 : « Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases, pensées par moi, et écrites par lui, vingt ans auparavant ».
Si, à plus d’un titre, s’imposait comme une nécessité une nouvelle traduction des récits d’Edgar Poe, c’est parce que, « longtemps considérée comme intouchable, celle qu’a donnée Baudelaire, malgré ses indéniables qualités, n’en comporte pas moins quelques défauts », comme le remarquent Christian Garcin et Thierry Gillybœuf. Ainsi, y vivent – insectes peu aimables donnant à l’eau du marais son mouvement immobile – des erreurs, des contresens, des obscurités et des lourdeurs absentes de l’original. Parfois, ce sont de simples détails : dans « Morella », des yeux sont limpides au lieu d’être vitreux ; dans « Parmi les lions », le sixième ciel devient le sixième siècle ; dans « Ombre », les gens sont heureux au lieu d’être nerveux, et cruellement éveillés au lieu de l’être parfaitement ; dans « Ligeia », une obstination devient perversité, et un corps, au lieu de solide, est qualifié d’audacieux, etc. D’autres fois, ce sont des contresens dus à de faux amis : une traduction mot à mot de « I feel for you »,par exemple, qui, au lieu de « je compatis », devient « je sens pour toi » ; ailleurs, le comportement (« habits ») de William Wilson devient son costume, etc. D’autres fois encore, ce sont d’assez obscures formulations : ici, un petit médecin est qualifié d’homme médical ; là, le soleil est qualifié de seigneur médiatisé ; ailleurs, une joyeuse excitation devient un délice âcre, le brouhaha une commotion, et un interlocuteur un interrupteur…
Offrir aux lecteurs une traduction précise et dénuée de fioritures – appogiatures par quoi la musique baroque, en s’élevant au dérisoire et au sublime, nous met en branle de montaignienne façon* – n’est pas le seul intérêt de cet ouvrage.
Il est proposé ici aux lecteurs français une traduction intégrale et chronologique des histoires et récits d’Edgar Allan Poe. « La présentation chronologique et non plus – parfoisarbitrairement – thématique de ces nouvelles constituera sans doute une révélation ou une découverte pour nombre de lecteurs, en ce qu’elle tend à diluer le fantastique lugubre quel’on prête volontiers à Poe, pour mieux faire ressortir son sens aigu du grotesque ». Ainsi, il s’agit pour Christian Garcin et Thierry Gillybœuf d’ôter la romantique guenille de lugubre (l’alcoolisme, l’échec, les obsessions macabres, filles d’un esprit fortement dérangé…) qu’a jetée Baudelaire sur les épaules de Poe, avec une tranquille assurance et non, comme l’on pourrait s’y attendre, avec une force effarouchée, au point que ce vêtement de fortune a fini par fondre pour devenir l’être même de celui qui, même mort, le portait.
Christian Garcin et Thierry Gillybœuf rappellent ainsi que l’auteur de Eureka, a prose poem n’a jamais touché à l’opium, et qu’il buvait peu d’alcool. Mais « en raison d’une faiblesse, ou défaillance, de sa constitution, ce peu suffisait à provoquer chez lui des états de perte de repères et d’ébriété maladive – et certainement pas, en dépit de ce qu’aurait souhaité Baudelaire, de puissantes illuminations créatrices, ni une quelconque source d’inspiration […] ». Bien au contraire, Poe perdait alors tous ses moyens, comme en témoigne ce fragment de l’une de ses lettres : « À aucune période de ma vie je n’ai été ce qu’on appelle intempérant. Je n’ai jamais eul’habitude de m’enivrer. Je n’ai jamais bu depetits verres ni rien de la sorte[…]. Mais pendant une brève période où je vivais à Richmond comme rédacteur en chef duMessenger, alors, oui, je me suis laissé aller, à de longs intervalles, à la tentation, répandue dans tous les milieux, de l’esprit convivial du Sud. Mais mon tempérament vulnérable ne pouvait supporter une excitation qui était, pour mes compagnons, une affaire quotidienne ».
Matthieu Gosztola
* Johann Joachim Quantz, dont le Versuch pour la flûte traversière a paru en 1752 à Berlin dans deux versions simultanées, allemande et française, écrit dans le chapitre VIII consacré aux « Ports de voix, & autres petits agréments essentiels » : « Les ports de voix (en italien Appoggiature) sont non seulement des ornements, mais aussi une chose très nécessaire. Sans eux le chant seroit souvent sec & fort simple. […] Quand il y a plusieurs consonances qui se suivent, & qu’après quelques notes vites il en vient une longue consonance, l’oreille peut facilement en être fatiguée. Les dissonances doivent donc quelquefois l’exciter & la réveiller ».
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