Le vieil homme et la mer, Ernest Hemingway, nouvelle traduction de Philippe Jaworski (par Matthieu Gosztola)
Le vieil homme et la mer, Ernest Hemingway, Gallimard, coll. Folio n°6487, mai 2018, trad. anglais (USA) et préface, Philippe Jaworski, 144 pages, 6 €
Cette nouvelle traduction – superbe, fidèle – redonne au dernier roman publié du vivant d’Hemingway en 1952, toutes ses couleurs*.
« Il s’agenouilla, parvint à crocher le thon sous l’avant avec la gaffe et le tira vers lui en évitant les rouleaux de ligne. Faisant repasser la ligne sur son épaule gauche et prenant appui sur sa main et son bras gauches, il ôta le thon du croc et remit la gaffe à sa place. Il posa un genou sur le poisson et découpa des bandes de chair rouge sombre dans la longueur, de l’arrière de la tête à la queue. C’étaient des bandes triangulaires qu’il découpait depuis l’arête dorsale jusqu’au bord du ventre. Lorsqu’il en eut découpé six, il les étala sur le bois de l’avant, essuya son couteau sur son pantalon et souleva la carcasse de la bonite par la queue et la lança par-dessus bord ». Au travers d’un recours effréné aux descriptions, à la pesanteur des descriptions relatives aux gestes simples, précis, par quoi une audace humaine peut se lire au sein d’une nature hostile (j’ai perdu parce que je suis allé trop loin), ce bref et inépuisable chef-d’œuvre d’Hemingway s’élève à la dimension d’une allégorie. D’une parabole ? D’un mythe en tout cas, par quoi quelque chose de notre profond peut se dire.
Quelque chose de nos remous les plus sauvages, les moins démêlés par le langage, par ses circonvolutions, qui sont – aussi – celles de la pensée.
Qu’est-ce qu’être humain, avec ses manques, ses défaillances, ses impossibilités ? Comment atteindre à la dignité quand ce que l’on embrasse de ses vœux, de son ardeur, de ses répétées tentatives nous est refusé, c’est-à-dire quand l’essentiel se refuse à nous ? Comment trouver la paix lorsque tout n’est que mouvement, et que ce mouvement, dans son anarchie, son imprévisibilité, conjugue les mille visages de l’hostilité ? Comment découvrir la beauté dans le moment où le désastre, par quoi notre destinée se révèle à elle-même, apparaît devant nous et nous regarde fixement, Méduse (Μέδουσα) que l’on avait oubliée ?
Hemingway narre l’aventure (efflorescence pour personne, dans l’immensité d’un lointain presque immédiat**, qui est préservé de tout commentaire) d’un homme qui, parvenu au faîte de sa vie, se retrouve en proie au terrible, se trouve être la proie du terrible tel que l’a relaté Rilke dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge et dans une traduction que nous a donnée Gide :« L’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air. Tu le respires avec sa transparence ; et il se condense en toi, durcit, prend des formes pointues et géométriques entre tes organes ; car tous les tourments et toutes les tortures […] sont d’une opiniâtre indélébilité, tous subsistent […] ».
Luttant (« la tête du requin sortait de l’eau et son dos affleurait et le vieil homme entendit le bruit de la peau et de la chair du gros poisson qui se déchiraient quand il enfonça son harpon […] »), souffrant, le vieil homme, christ arraché à quelle religion, est le jouet d’une solitude extrême (« tu es seul avec toi-même »). Car il est éveillé, luttant d’abord contre lui-même, éprouvant sa faiblesse (« le poisson à un certain moment fit un brusque écart qui le jeta face contre terre et lui fit une entaille sous l’œil. Le sang coula un peu sur sa joue, se coagula et sécha avant d’avoir atteint son menton… »), la buvant – cette faiblesse – jusqu’à la lie, jusqu’à la nausée, aidé en cela par les éléments, par le marlin, par les requins. Car il est éveillé, dans une époque où tout le monde, s’acceptant avec sa faiblesse, est en sommeil, ne dépassant jamais, autant qu’il est possible, la mesure facilement reconnaissable du confort même minime par quoi la vie quotidienne peut se muer en routine acceptable, en ciel terne, gris, parfois parcouru par quelques éclairs orphelins qui sont ceux de la joie brève.
L’écrivain chinois Lu Xun a comparé le monde à une « chambre de fer » (une mer – Hemingway l’a bien senti – peut être pensée comme une chambre de fer), où les gens « profondément endormis ne tarderont pas à mourir d’asphyxie », « sans ressentir aucune des affres de la mort », alors que les rares éveillés qui s’y trouvent sont obligés de subir les souffrances de l’agonie du monde.
Pour Hemingway comme pour Hölderlin, comme pour Heidegger, ceux qui entourent ces rares éveillés (le vieil homme du Vieil homme et la mer en est un) sont « sans douleur », c’est-à-dire sans détresse ; mais c’est « cette absence de détresse qui constitue précisément notre plus grande détresse », ainsi que l’a noté Alain Boutot (Heidegger, Presses universitaires de France, 1989).
Le vieil homme l’a compris qui, ayant tout perdu, fait corps, lucidement, avec son dénuement (« la vie est simple quand on a perdu »). Sans rien perdre de celui-ci. Sans rien perdre de cette perte. De sa perte. Ignorant tout (presque tout ?) des larmes à venir de l’enfant. L’enfant : compagnon de ses silences, veilleur prenant dans ses mains la flamme minuscule et vacillante de son cœur de vieillard, compagnon du récit simple des infortunes. Compagnon de l’absence de récit qui soit un vrai récit.
Ces larmes sont nos larmes.
Matthieu Gosztola
* Pour en prendre conscience, reportez-vous à l’édition bilingue à paraître (en janvier 2019) dans la collection Folio bilingue.
** « Parcourant la mer du regard, il sut à quel point il était seul à présent. Mais il vit les prismes dans l’eau sombre et profonde et la ligne qui s’étirait à l’avant et l’étrange ondulation du calme […] et il regarda devant lui et vit un vol de canards sauvages qui se découpait sur le ciel au-dessus de l’eau, puis s’estompa, puis se détacha à nouveau et il sut qu’aucun homme n’est jamais seul sur la mer ».
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