Le sang des fleurs, Johanna Sinisalo
Le sang des fleurs, traduit du finnois par Anne Colin Du Terrail, mai 2013, 285 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Johanna Sinisalo Edition: Actes Sud
Jamais avant le coucher du soleil et le magique Oiseau de malheur, qu’on avait adorés, font qu’on sait dans quel rayon on va se trouver, avec Sinisalo – une des plus belles plumes du Nord. On s’y précipite, comme un enfant dans le magasin de jouets : on piaffe un peu ; on veut « le même » en tout neuf, avec quelques fonctions en plus. Du fantastique, du rêve – dangereusement pastel, un réel qui fait peur : l’avenir écologique du monde… Un roman de Sinisalo, c’est toutes ces saveurs, à lire au coin du feu, ou en parcourant de grandes landes désertes. C’est souvent, ne pas lâcher le livre, tant l’émotion est prenante, l’atmosphère unique. Bref, la lire, la grande dame Finlandaise, c’est un sacré menu.
Alors, d’où vient que son Sang des fleurs donne par moments l’impression de marcher à côté ? Peut-être par son sujet trop ciblé, trop connu, trop – hélas – réel : le syndrome d’effondrement des colonies d’abeilles, appelé par les Américains, terriblement touchés depuis quelques décennies, le CCD (colony colapse disorder).
Superbe cause, en même temps, écologique s’il en est, brassant, et les interactions entre espèces vivantes, les dégâts en cascade, les causes et hypothèses multiples et leur fusion « nucléairisante » de conséquences en chaîne ; la place de l’homme ; ses responsabilités… la « planète bleue », ce qu’on en fait… il y a tellement à dire ! Et c’est un roman ! non, un compte-rendu d’énième séminaire. Il faut parler « science », mais le glisser dans le fictif, avec son lot de personnages à chair, d’atmosphère, de formidable imaginaire, puisque aussi bien, la « scène » de J. Sinisalo est cadrée, en Finlande, au bord d’un lac, en 2025. En cela, du reste, on a bien « un » Sinisalo : poser au fond du temps, devant, loin, un banal quotidien, plutôt épuré.
Le dilemme – roman/éclairage scientifique, est réglé d’une façon plutôt habile : le fils du narrateur, Eero, tient un blog, au nom de « l’armée révolutionnaire des animaux », qui peu à peu, en tranches régulières au milieu de l’histoire, nous alerte sur la fin programmée des abeilles, le risque de se nourrir de viande rouge, les abattoirs honteux, les risques phyto sanitaires, et autres bactéries ; les élevages intensifs à vous coller des cauchemars. On lit, comme des infos, la souris prête à cliquer sur des compléments, voire des avis opposés. On ne sollicite, à l’évidence, pas la même zone active du cerveau, que dans les pages fictives et romancées, et, cette gymnastique peut paraître pénible, rituelle, presque castratrice. N’aurait-il pas mieux valu laisser couler le roman, en nous confiant l’impérieuse nécessité d’aller nous plonger, mais seulement après lecture, dans moult sites spécialisés ?
Car l’histoire est belle, s’adresse à tous les âges (on peut la diffuser en plusieurs niveaux de lecture), pourrait se lire à haute voix, comme un terrible conte moderne, où cruauté et merveilleux se mélangent en des saveurs sucrées-salées particulièrement réjouissantes.
Rien que le début donne le « la » de cette ode à la nature menacée : « la reine est morte… elle gît sur la planche d’envol, frêle et fragile… mon cœur s’affole. Je lâche l’enfumoir pour prendre mon lève-cadre et ôter le couvercle de la ruche… les ouvrières ont disparu. Envolées jusqu’à la dernière ».
Comme souvent dans les livres de la dame de Finlande, l’action est circonscrite, sobre et naturelle – la rando dans Oiseau, ici, la propriété du narrateur-apiculteur, ses prairies engraissant les bestiaux du vieux père, qui joue le rôle du méchant, en pratiquant l’embouche américaine, sa resserre qui sent le foin et le bois (le cafourniau), une simple échelle, et dans le toit : « le ciel étoilé que je vois pourrait être celui de l’équivalent finlandais de Neandertal… le silence est ineffable, mais pas total… l’air résonne du bourdonnement infini d’une myriade d’abeilles… ». C’est « l’autre côté », derrière le miroir d’Alice, l’endroit où il faut des conditions « fantastiques » pour accéder, où les abeilles mortes auront le premier rôle, et, même, où Eero, le fils écolo assassiné… Un peu trop, pourtant, « téléphoné », par moments… un surnaturel presque trop visible. Dommage.
Mais, ne boudons pas le bonheur d’un tel sujet ; de signaux touchants, au risque de quelques maladresses, parfois, car la poésie, celle de la grande Sinisalo, n’est jamais loin. Ainsi de ces souvenirs, du fond de « l’autre côté » : « il fut un temps où les sabots de millions de bisons martelaient la Grande Prairie. Il fut un temps où les tourterelles migratrices obscurcissaient le ciel. Il fut un temps où les insectes pollinisateurs vivaient dans une douce innocence… »
Martine L Petauton
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