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Correspondance, tome V (Janvier 1885/Décembre 1886) Friedrich Nietzsche (par Matthieu Gosztola)

Ecrit par Matthieu Gosztola le 31.01.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Correspondance, tome V (Janvier 1885/Décembre 1886) Friedrich Nietzsche, Gallimard, mars 2019, trad. allemand Jean Lacoste, 368 p. 29 €

Correspondance, tome V (Janvier 1885/Décembre 1886) Friedrich Nietzsche (par Matthieu Gosztola)

 

Fin décembre 1886. Nietzsche écrit à Ernst Wilhelm Fritzsch (à Leipzig), depuis Nice, depuis sa « Pension de Genève » dans la « Petite rue Saint-Étienne » : « Lorsque les avant-propos à [m]es deux livres [Aurore et Le Gai savoir] […] seront imprimés, quelque chose d’essentiel aura été accompli pour faciliter la compréhension de toute mon œuvre (et de ma personne). Et, de fait, on comprendra que quelqu’un qui se sera une fois “attaché” à moi ne pourra que poursuivre, étape par étape, son chemin en ma compagnie ».

Le ton, victorieux, enjoué, de cette lettre, marque l’aboutissement d’un parcours personnel frappé peut-être du sceau du doute, du moins gorgé, comme d’eau un tissu, de la douleur de ne pouvoir écrire que « pour tous », comme l’indique le sous-titre d’Ainsi parlait Zarathoustra, c’est-à-dire « pour personne ». Aussi un an auparavant le ton des lettres est-il singulièrement différent…

Le 20 février 1885 (année charnière), Nietzsche confesse à Franz Overbeck (à Bâle) : « Cher ami, / Je me réjouis sincèrement de recevoir un signe de toi. Ma vie s’organise actuellement de façon très insulaire, dans la mesure où je ne reçois plus que très rarement des lettres et des nouvelles. Il semble que la majorité de mes anciens amis et connaissances ou bien ne veulent plus entendre parler de moi ou bien ne le peuvent pas – quoi qu’il en soit, ils se taisent. Moi-même, je suis soumis à la tyrannie de mes douleurs oculaires et je n’ai pas le droit d’écrire (ma préoccupation n’est pas mince, je redoute de devenir un jour complètement aveugle – cela dit entre nous) ».

Cependant, la question de l’amitié demeure, pour le philosophe, centrale, – au point que l’on peut dire que là est le foyer, sans cesse entretenu, de son existence –, comme le prouve la lettre envoyée huit jours avant à Carl von Gersdorff (à Ostrichen) : « Aujourd’hui, je te confie, non sans quelque hésitation, quelque chose qui comporte en soi une question pour toi. Il y a une quatrième (et dernière) partie de Zarathoustra, une sorte de finale sublime qui n’est pas destiné au public (les mots de “public” et de “diffusion”, pour ce qui est de l’ensemble de mon Zarathoustra, sonnent à peu près à mes oreilles comme “maison de passe” et “fille publique” – pardon !). Mais il faut maintenant que cette partie soit imprimée : en 20 exemplaires, pour moi et mes amis, et avec tout le degré de discrétion nécessaire. […] Et surtout, soyons et restons de bonne humeur : il y a dans cette vie des centaines de raisons d’être courageux ». Et, le 12 mars [1], Nietzsche adresse ces mots à Constantin Georg Naumann (à Leipzig) : « Très estimé monsieur, / Je vous envoie par la présente lettre, en vous priant de faire preuve de la plus grande discrétion, la quatrième et dernière partie de mon Zarathoustra, qui n’est pas destinée au public et qui ne doit être imprimée qu’à 20 exemplaires. […] Vous savez d’expérience que je suis un partisan de l’impression avec une encre d’un noir profond […] ».

Finalement, C. G. Naumann, qui avait été l’imprimeur des trois parties précédentes, fit un tirage de quarante exemplaires de la quatrième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, dont sept seulement (!) ont été distribués par Nietzsche. [2] Qui envoie, le 14 mars, cette lettre à Henrich Köselitz (à Venise), dans laquelle sa façon d’être disert se pare, comme d’un manteau de fortune, d’une sincérité qui remue le cœur : « Ma santé est mauvaise, les conditions atmosphériques et l’état du ciel diffèrent des autres hivers, et de nombreux et étranges accès de mélancolie ont alourdi mon cœur, sans parler des maladies proprement dites. Mes yeux vont de mal en pis. Peut-être recevrez-vous ces jours-ci des placards : soyez patient, cher ami, et aidez-moi cette fois encore. C’est la quatrième et dernière partie d’Ainsi parlait Zarathoustra. Le titre, dont je vous avais fait part la dernière fois, dans ma lettre, était un pis-aller en vue d’un nouvel éditeur. Car à cette époque j’étais à la recherche d’un éditeur et, raisonnablement, je n’aurais pu lui proposer une quatrième partie. Pour ce qu’il me reste encore à dire comme poète-prophète il me faut recourir à une forme autre que l’actuelle ; et ce fut dur de me résoudre à ce titre-là, à cause d’un éditeur. Bref, je n’ai pas trouvé d’éditeur et j’ai dû imprimer mon finale à mes frais, par conséquent à un nombre d’exemplaires restreint et non pour le “grand public”. Je vous prie, n’écrivez et ne dites à personne qu’un quatrième Z[arathoustra] doit suivre ».

Durant l’été de la même année, lorsqu’il aura achevé le quatrième livre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche se prend l’envie d’asséner : « Des traités, je n’en écris pas : ils sont bons pour les ânes et les lecteurs de revues : et des discours, tout aussi peu. Avec mes Considérations inactuelles, je m’adressais en tant que jeune homme à des jeunes gens à qui je parlais de mes expériences et de mes promesses – afin de les attirer dans mes labyrinthes – à des jeunes Allemands : mais l’on m’enjoint de croire que les jeunes Allemands auraient disparu. Fort bien […] » [3].

La situation éditoriale que nous venons d’évoquer, à travers un choix de lettres extraites de ce cinquième volume (l’un des plus intéressants) de sa correspondance [4], pose la question de la « communication » des écrits de Nietzsche, au moment précis où, après la rédaction d’Ainsi parlait Zarathoustra, le philosophe est – ainsi que l’a souligné Marc de Launay dans son édition des Œuvrescomplètes toujours en cours d’élaboration – en quête de résonance, voire de disciples (nous soulignons) : «  Car, pour le dire en deux mots, j’ai besoin de me trouver des disciples de mon vivant, et, si mes précédents livres ne jouent pas alors le rôle d’hameçons, ils auront “manqué leur vocation” » [5].

Ce dont témoigne – exemplairement – le passage suivant d’Ainsi parlait Zarathoustra (traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac) : « [L]orsque Zarathoustra eut atteint le sommet, il renvoya dans sa caverne les bêtes qui l’avaient accompagné, et se vit seul à présent, – lors rit de tout son cœur, alentour regarda, et de la sorte discourut : […] [S]i le monde est comme un sombre bois peuplé de bêtes et pour tous sauvages chasseurs un jardin d’agrément, plus encore il me semble, et mieux je l’aime ainsi, une abyssale et riche mer, – une mer pleine de multicolores poissons et crustacés, de laquelle même des dieux voudraient avoir envie pour s’y faire pêcheurs et y jeter filet : si riche est le monde en merveilleux, grand et petit ! Singulièrement le monde humain, l’humaine mer – en laquelle à présent je jette ma ligne d’or, et dis : Ouvre-toi, abîme humain ! Ouvre-toi et me lance tes poissons et tes scintillants crustacés ! […] [C’]est mon heur même que je lance à tous les lointains et à tous les prochains, entre levant, midi et ponant, pour voir si à mon heur ne sauront se prendre et frétiller maints poissons-hommes. Jusqu’à ce que, mordant à la pointe de mon secret hameçon, il leur faille s’élever jusqu’à ma cime, les plus multicolores goujons de l’abîme, jusques au plus cruel de tous les pêcheurs d’hommes. Car bien suis celui-là qui, foncièrement et dès l’origine, tire, attire, élève, soulève, entraîne, forme, éduque, qui jadis ne s’est à lui-même dit sans raison : “Deviens qui tu es !” ».

Dans le cinquième livre du Gai Savoir, Nietzsche traite à plusieurs reprises de la question de l’« intelligibilité » de ce qu’il écrit [6]. À la mi-mars, le brouillon d’une lettre qu’il destine à Heinrich von Stein (à Halle) contient ces mots : « Mon cher ami, vous ne savez pas qui je suis, encore moins ce que je veux. J’ai l’avantage de percevoir ce que les autres font et veulent, sans être moi-même reconnu ». Et, ne s’engageant guère sur le chemin périlleux de la frontalité, la lettre envoyée contient, elle, ces mots et signes : « Il est difficile de savoir qui je suis : attendons 100 ans : peut-être y aura-t-il d’ici là un connaisseur génial des âmes qui exhumera Monsieur F. N. ? – Au demeurant – cela dit entre nous – j’ai des motifs d’être prudent et d’avancer pas à pas. Je me suis déjà abstenu de confier au public cette quatrième partie de Zarathoustra. Cette œuvre – il n’est pas nécessaire qu’elle vous plaise, vous ne devez vous contraindre à rien ! Des œuvres de cette nature ont de grandes ambitions, elles ont besoin de temps. Il faut d’abord que l’autorité de plusieurs siècles intervienne pour qu’on lise quelque chose correctement. – En attendant. – – – ». Peu de temps avant le 26 octobre 1886, Nietzsche s’explique, dans un brouillon d’une lettre qu’il destine à Reinhart von Seydlitz : « Considéré objectivement : tout à fait rares vont devenir les êtres en Europe dont la culture est assez profonde et large pour déceler ce qu’il y a de nouveau, d’inattendu, de fondamentalement radical dans mes écrits ; et même je n’ai encore jusqu’à présent aucune preuve me permettant de penser qu’il pourrait y avoir quelqu’un capable de deviner et de ressentir à son tour l’état, la passion d’où jaillit une telle manière de penser. Je n’y crois déjà même pas. – Voilà ma solitude, dit encore une fois […] ».

Il faut avoir constamment à l’esprit un fragment posthume de Nietzsche, à la lecture de ce volume de sa correspondance : « Deviens, ne cesse de devenir qui tu es – le maître et le formateur de toi-même ! Tu n’es pas un écrivain, tu n’écris que pour toi ! Ainsi tu maintiens la mémoire de tes heureux instants et tu trouves leur enchaînement, la chaîne d’or de toi-même ! Ainsi tu te prépares pour le temps où il te faudra parler ! Peut-être alors auras-tu honte de parler, comme parfois tu as eu honte d’écrire, honte de ce qu’il soit encore nécessaire de s’interpréter, de ce que le fait d’agir ou de n’agir pas ne suffise à te communiquer. En effet, tu veux te communiquer ! Le jour viendra où il sera de mauvais ton que de beaucoup lire : alors aussi tu n’auras plus à rougir d’être lu ; tandis qu’à présent quiconque t’aborde en tant qu’écrivain t’offense ; et quiconque te loue à cause de tes écrits trahit son manque de tact, creuse un fossé entre toi et lui-même – il ne se doute absolument pas de sa propre humiliation, en croyant t’élever de la sorte. Je sais ce qu’il en est de l’actuelle humanité, quand elle lit : fi donc ! Le moyen de s’en soucier et de créer pour elle ! » [7].

Lorsque l’on repose ce volume de la correspondance du philosophe, l’émotion continue de jeter dans l’escalier – aux inégales marches – de notre attention et de notre songerie la pelote de laine – noire, d’un noir qu’aurait chéri Manet – de la tristesse, car nous a ému, avec force, la façon qu’a eue la belle lumière de la santé de se refuser, avec constance, avec une pernicieuse rigueur, à Nietzsche. Mais il ne faut pas oublier, dans la vie de l’auteur du Gai savoir, ces deux périodes – par exemple – que furent janvier 1882 et l’été de 1879. Dans le deuxième volume de sa thèse sur Nietzsche, Charles Andler évoque le mois de janvier 1882, « le plus doux que les vieillards de Gênes eussent connu, même sur cette côte privilégiée. […] Les pêchers, les oliviers étaient en fleur. Pas de vent, pas de nuages, pas de pluie. Nietzsche, tous les jours, rejoignait les vignobles du bord de mer ou une anse rocheuse du rivage de Sturla. […] [Il] croit partager “bien des secrets avec ce monstre magnifique” [8], la mer gênoise » [9]. Nietzsche part pour son premier voyage en Engadine, à Saint-Moritz, aux premiers jours de l’été de 1879. Pour une brève période, jusqu’au début du mois d’août, comme le relate Marc de Launay, son état de santé s’améliore, et le climat particulièrement sec de cette haute vallée des Grisons semble lui convenir ; par la suite, il découvrira, au sud de cette vallée, le petit village de Sils-Maria…

 

Matthieu Gosztola

 

[1] Lorsque l’année n’est pas mentionnée, cela signifie qu’il s’agit de 1885

[2] Cf. William H. Schaberg, The Nietzsche Canon, Chicago et Londres, 1995

[3] Fragments posthumes 37 (5), juin-juillet 1885

[4] Cette traduction de la correspondance de Nietzsche a été établie à partir de l’édition allemande des lettres, la Kritische Gesamtausgabe des Briefwechsels, publiée par les éditions Walter de Gruyter, Berlin et New York, 1975 et suiv., et due à Giorgio Colli et Mazzino Montinari. Elle a été accompagnée de notes, qui adaptent, en les élaguant, les très abondantes annotations de la Kritische Gesamtausgabe des Briefwechsels, tout en insérant des extraits significatifs des lettres envoyées à Nietzsche (publiées dans le volume Briefwechsel. Kritische Gesamtausgabe des Briefwechsels. Briefe an Nietzsche. 1885-1886, III. 4, de l’édition allemande).

[5] Lettre à Franz Overbeck du 6 novembre 1884.

[6] Voir Le Gai savoir, paragraphes 346, 365, 371, 378, 381. Voir aussi Par-delà bien et mal, paragraphe 30.

[7] Voir Fragments posthumes 11 (297), printemps-automne 1881.

[8] Voir Le Gai Savoir, paragraphe 240.

[9] Cf. Charles Andler, Nietzsche, sa vie et sa pensée, tome II, Gallimard, 1958. Voir Le Gai Savoir, paragraphe 310.

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A propos du rédacteur

Matthieu Gosztola

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Rédacteur

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Docteur en littérature française, Matthieu Gosztola a obtenu en 2007 le Prix des découvreurs. Une vingtaine d’ouvrages parus, parmi lesquels Débris de tuer, Rwanda, 1994 (Atelier de l’agneau), Recueil des caresses échangées entre Camille Claudel et Auguste Rodin (Éditions de l’Atlantique), Matière à respirer (Création et Recherche). Ces ouvrages sont des recueils de poèmes, des ensembles d’aphorismes, des proses, des essais. Par ailleurs, il a publié des articles et critiques dans les revues et sites Internet suivants : Acta fabula, CCP (Cahier Critique de Poésie), Europe, Histoires Littéraires, L’Étoile-Absinthe, La Cause littéraire, La Licorne, La Main millénaire, La Vie littéraire, Les Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française, Poezibao, Recours au poème, remue.net, Terre à Ciel, Tutti magazine.

Pianiste de formation, photographe de l’infime, universitaire, spécialiste de la fin-de-siècle, il participe à des colloques internationaux et donne des lectures de poèmes en France et à l’étranger.

Site Internet : http://www.matthieugosztola.com