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A propos de "Yves Bonnefoy et l’avenir du divin", Patrick Werly, par Marie-Josée Desvignes

Ecrit par Marie-Josée Desvignes le 26.09.17 dans La Une CED, Les Chroniques

Yves Bonnefoy et l’avenir du divin, Patrick Werly, Hermann, coll. Savoir Lettres, mars 2017, 430 pages, 38 €

A propos de

Le projet de ce livre dense, véritable thèse autour de l’œuvre d’Yves Bonnefoy, est de comprendre pourquoi la poésie du poète dialogue avec les traditions chrétiennes ou les mythes les plus anciens alors que toute son œuvre (analyse critique comprise) atteste l’athéisme. Il s’agit aussi de vérifier que si la poésie est un mode d’être et pas seulement un genre littéraire, elle est alors comparable aux pratiques philosophiques, religieuses et spirituelles. Reprenant la formulation célèbre de Rimbaud, « changer la vie », l’auteur de cet essai énonce que le poète Y. Bonnefoy a souhaité également agir sur l’existence, très tôt. En fait, dès sa traduction de Leopardi, Y. Bonnefoy « confie à l’écriture moderne la tâche de réussir là où la philosophie et la théologie ont échoué ». S’appuyant sur les travaux de Jacqueline Risset sur le tournant qu’a impulsé chez Bonnefoy sa traduction de Leopardi, « chez qui Y. Bonnefoy découvre avant Mallarmé et Nietzsche le double souci du néant mais aussi d’une musique », l’auteur de cet essai avance que pour Yves Bonnefoy (qui, au sujet de Leopardi, parlait « d’une intuition fondamentale ») « la modernité qui commence avec Leopardi est l’époque où l’humanité peut sortir du religieux, de l’âge théologique ».

C’est pour P. Werly une des raisons qui conduit à réfléchir sur l’usage des signifiants religieux dans l’œuvre du poète qui revendique si fort sa filiation avec Leopardi.

« Y. Bonnefoy ne croit pas en Dieu, il croit en la lumière, que la Bible met précisément au nombre des attributs divins » (Sophie Guermès, La religion de Y. Bonnefoy, L’Harmattan). Sa poésie n’est pas religieuse et dans son analyse des références religieuses, l’auteur lève toute ambiguïté sur son rapport au religieux, pose qu’il n’y a pas de « crypto-christianisme » chez Y. Bonnefoy même si son œuvre peut conforter une foi chrétienne. Et il ne faut pas, comme on a pu le faire pour Leopardi, chercher dans son œuvre traces de religion ou conversion finale. Cette confusion, Y. Bonnefoy la craignait pour lui.

Si la poésie est autonome, elle ne se saisit pas d’une croyance ou d’un dogme, elle est ce qui gouverne l’existence. « Ce qui naît avec la poésie et dépend d’elle c’est l’esprit ». Et de fait, la poésie comme forme de connaissance, comme mode d’être, doit-elle lutter selon lui avec l’héritage de « l’époque théologique ».

L’auteur s’interroge donc. Comment le poète chrétien se représente-t-il sa vie, sa vision du monde ? Il sait qu’il existe un verbe divin : « le poète a foi en un point de langage entre langue et verbe ». Et au-delà quel rapport notre monde contemporain entretient-il avec la tradition religieuse ?

Il s’agit alors d’essayer de comprendre l’analyse même d’Y. Bonnefoy et de préciser comment il distingue le poétique du religieux, en particulier dans l’histoire de la poésie en contexte chrétien, et de saisir le rapport entre la poésie moderne et le religieux.

La pensée et la réflexion d’Y. Bonnefoy sur la fonction poétique a largement porté sur ces deux dimensions : poésie et modernité. Que doit notre modernité au monde religieux, au mythe, à la poésie telle qu’elle existait à l’époque théologique ? Et par conséquent, « comment la poésie peut-elle reprendre son bien à la religion ? ».

Y. Bonnefoy n’a eu de cesse de déplacer le problème le plus important de la religion vers celui de l’accès à la transcendance. « Le transcendant n’a de chance d’être atteint pour l’être parlant que dans l’acte de parole poétique ». P. Werly démontre dans cet essai qu’il n’y a pas d’impensé religieux dans la poésie de Bonnefoy et qu’au contraire, « la religion y a été pensée pour mettre en relief à la fois sa limitation idéologique discursive et l’expérience authentique de la transcendance ». Refusant de voir la transcendance dans un au-delà, Bonnefoy l’a exploré au moyen de la seule poésie et de la critique.

« Plus largement, la pensée constante d’Yves Bonnefoy pose que la poésie est une parole qui nous permet d’aller au-delà des représentations propres à une langue, vers quelque chose qui est l’Un éprouvé avant la séparation de la conscience et du monde introduite par le fait du langage et la structure des langues, dont la pluralité est avérée. […] Comment attester le franchissement de cette frontière lors d’expériences épiphaniques sans en faire une nouvelle idéologie ou une nouvelle religion ou mythologie ? L’Histoire des religions a pu aider à mieux distinguer dans le poétique le germe du religieux qui pouvait ou non y fleurir ».

Il ne s’agit donc pas de tirer la poésie de Y. Bonnefoy vers le religieux mais plutôt de renouveler le religieux, permettre aux théologiens de se nourrir du langage de la poésie.

« Car du point de vue de la poésie, on reste en deçà de la décision d’Y. Bonnefoy qui est, nous le verrons, de rapatrier ce mouvement spirituel dans le monde de l’immanence, un tel rapatriement ne peut être affirmé par définition, par la théologie ».

Ce mouvement, Kierkegaard l’appelait la reprise ou la « répétition » dans la mesure où il ne s’agit plus de passer simplement du stade esthétique au stade éthique puis religieux mais pousser un cran au-delà pour passer du stade religieux au stade poétique, ce que n’a pas fait Kierkegaard (de même Mallarmé, cf. plus haut : « reprendre son bien à la religion »).

Il s’agit donc de se réapproprier ce que le religieux a pris à la poésie, d’où le terme de « reprise » au sens kierkegaardien. « La reprise pour Yves Bonnefoy est toujours un retour sur ce qui a été dépassé, c’est-à-dire sur ce dont le langage nous a séparés, un retour pour retenir dans la parole quelque chose de cette unité perdue. En ce sens, toute reprise retourne vers ce que perd le langage, mais pour revenir ensuite vers le langage, et on peut voir dans ce mouvement […] un mouvement comparable au geste religieux, une transcendance seconde, sinon un mythe second ».

Avec des incursions importantes dans l’Histoire des religions mais aussi l’analyse de certains mythes comme celui de Déméter et Coré ou les mystères d’Eleusis, P. Werly renvoie à l’étude du religieux et du mythe chez Y. Bonnefoy : « La poésie, comme Déméter, part aux quatre coins de l’univers pour retrouver le sacré perdu. Elle n’arrive jamais à le récupérer entièrement parce que notre langage s’est chargé de réalité conceptuelle, nous sommes obligés de vivre six mois par an dans la région du concept, dans le monde de la science et de la formule, mais le poète est celui qui six mois par an, la moitié du temps disons, est aussi capable de rependre possession de cette présence mystérieuse du sacré, qui peut toujours resurgir dans chaque chose réelle » (Y. Bonnefoy, Berlin, 1966).

Plus loin, la comparaison entre mystique et poésie est intéressante. La poésie est un tâtonnement dans l’obscurité nous dit l’auteur, ce qui n’est pas le cas de la mystique qui suit un chemin opposé. Citant les travaux d’Albert Béguin qui rappelle l’importance du salut pour le mystique, c’est ce qui le distingue du poète pour qui la poésie est l’espoir d’un salut « puisqu’il lui revient de se charger de cette quête qui relevait auparavant du religieux. L’expérience mystique en somme a lieu au-delà des mots, puis elle y retourne, en le déplorant car après cette expérience, l’existence paraît décentrée au mystique, le centre de gravité ne peut plus être au milieu du monde sensible, dans l’existence commune, toute occupée à échanger des paroles. L’expérience mystique a lieu dans une dimension où les mots n’ont plus de valeur et elle annihile de ce fait la valeur de la parole, de la raison, de l’intérêt qu’on peut porter au monde sensible ».

La parole pour le poète, le silence pour le mystique… ? Non, pas exactement. Car « il serait simplificateur de dire que la mystique est au-delà des mots » ou que « l’expérience mystique a lieu dans une dimension où les mots n’ont plus de valeur et elle annihile de ce fait la valeur de la parole, de la raison, de l’intérêt qu’on peut porter au monde sensible ».

Plutôt que d’opposer le mystique et le poète, P. Werly évoque les travaux de Jean Wahl, et rappelle combien pour Y. Bonnefoy qui était son disciple, la qualité du silence est un des critères de la poésie : « On a opposé le mystique au poète. On a préféré le mystique. Il y a peut-être là une injustice. Le poète parle et le mystique se tait, nous dit-on. Mais combien de mystiques ont parlé, longuement parlé, redisant ce que d’autres mystiques avaient dit avant eux. Et combien de poètes ont eu conscience que le moment le plus précieux de leur poème c’est celui où il tombe dans le silence, c’est le son qui s’éteint peu à peu, puis sa forme vide évanouie, dont le souvenir rend encore par instants le silence, plus sacré que le poème, mélodieux grâce au poème, avant d’être le silence absolu. Il y a une dialectique complexe du poème, un dialogue du dialogue [sic] avec le silence qui l’engloutit et le fait renaître » (Jean Wahl). Cette distinction permet à P. Werly de rapprocher Y. Bonnefoy d’Hölderlin.

La voie mystique ne semble donc pas être celle qu’entrevoit Bonnefoy pour rejoindre la notion d’infini qui effrayait tant Hegel, « cet infini insaisissable et mystique » auquel Y. Bonnefoy préfère un « infini nourricier » présent dans toute chose et tout être, qui naît dans chaque épiphanie et chaque instant même rappelé au passé, à l’enfance, à la vie même. « Lorsque Bonnefoy évoque l’expérience de l’épiphanie, le mot “absolu” revient souvent et, dans ce moment où est éprouvée l’unité du monde et l’infini de chaque moment, au-delà des mots, apparaît la conscience que chaque être est un absolu, un être fini et infini à la fois. C’est cet absolu qu’éprouve Giacometti devant son modèle ou cet infini qui dissipe l’angoisse et fait l’absolu dans l’œuvre d’Alexandre Hollan : « Dans des études d’arbres, Hollan affronte cet être-là se faisant présence, il peint les surgissements, des rencontres, il parle avec l’olivier ou le chêne, […] Le passage de la perception d’infini à l’attestation d’absolu a décidé d’une vie » (Y. Bonnefoy, Art et nature).

Ramener l’infini silencieux au niveau de la présence c’est-à-dire dans la parole, c’est ce qu’a réussi A. Hollan ou Farhad Ostovani nous dit l’auteur. Il y a ce mouvement premier et un second qui est de ramener dans la lumière, dans l’immédiateté. Le premier pas est celui qui fait éprouver l’infini en toute chose, le second est de permettre à une parole de naître.

Ce pas second vers l’absolu qu’accomplit la poésie, car les mots et les couleurs ont la même visée et le même espoir, « c’est celui qui aurait permis à Hegel de ne pas rester silencieux devant l’infini, et qui aurait peut-être aidé Hölderlin dans sa recherche d’une raison d’être pour le poète dans la société de son temps ». Ce second moment est donc celui qui permet de ramener l’expérience épiphanique dans la parole. Mais cette traversée ne serait pas complète si elle ne parvenait à ramener les mots de la poésie. La transcendance est alors redoublée.

Mais là où les romantiques souhaitaient rejoindre le monde du Rêve et de la Nuit, l’intention d’Yves Bonnefoy est de rapatrier cet absolu dans le monde, la Nuit étant le domaine de la mystique et du silence, elle exclut la parole poétique.

Une partie de l’ouvrage part à la recherche du signifiant « Dieu » dans la poésie d’Yves Bonnefoy avec une ouverture sur un « Dialogue avec Pierre Jean Jouve », l’ensemble est passionnant. « La difficulté de la poésie moderne, c’est qu’elle a à se définir, dans un même instant, par le christianisme et contre lui » (Y. Bonnefoy, L’acte et le lieu de la poésie, dans L’Improbable, Gallimard), c’est aussi ce que Baudelaire avait fait mais c’est Pierre-Jean Jouve qui a initié ce chemin depuis le christianisme. Il y est question notamment de la présence importante des termes religieux : transcendance, absolu, infini dans la poésie de Bonnefoy mais également du terme Dieu qui serait un « Dieu à venir » selon Michèle Finck qui signale cette crainte de la nomination chez le poète et, comme chez Rimbaud, le projet de « vivre une vie “divine” sans Dieu » (cf. Rimbaud, 1961, Y. Bonnefoy), une vie où le mot « Dieu » englobe toute chose et cette chose c’est l’amour, que seule la poésie par le langage porte en elle.

Poète et penseur athée, Y. Bonnefoy ne souhaite pas pour autant que la modernité ne soit qu’une négation de l’époque religieuse et reste purement matérialiste. Sa poésie poursuit la quête d’une transcendance et sa réflexion à travers les poètes et les peintres s’efforce de rechercher « leur assomption de la modernité et le désir de retrouver l’expérience de l’Un ».

La pensée d’Y. Bonnefoy est que, si la modernité risque la catastrophe, c’est qu’elle fait une trop grande confiance au langage ; elle oublie la finitude que lui rappelait l’existence de Dieu dans une époque religieuse, et court le risque de s’enfermer dans l’abstraction, d’oublier ce qui est transcendant aux mots, la terre qu’elle est en train de dévaster, sans pouvoir la comprendre. Il l’a redit dans « Kafka et la poésie » […] la poésie lutte contre la pensée conceptuelle, ce qui est plus difficile « quand il n’y a plus de croyances religieuses pour désigner une surnature à l’horizon du langage ». Il s’agit donc d’un projet de conversion de toute la personne comprenant la connaissance de soi qui est alors un des projets de la poésie dont le poème est une des étapes. « Dans plusieurs textes de Y. Bonnefoy, œuvrer à ce projet apparaît comme la tâche la plus urgente, qui doit passer avant le reste… »

 

Marie-Josée Desvignes

 

Patrick Werly est maître de conférences en littérature comparée à l’université de Strasbourg. Il travaille sur les rapports entre poésie, philosophie et pensée religieuse, ainsi que sur les rapports entre littérature et cinéma.

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A propos du rédacteur

Marie-Josée Desvignes

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Marie-Josée Desvignes

 

Vit aux portes du Lubéron, en Provence. Enseignante en Lettres modernes et formatrice ateliers d’écriture dans une autre vie, se consacre exclusivement à l’écriture. Auteur d’un essai sur l’enjeu des ateliers d’écriture dès l’école primaire, La littérature à la portée des enfants (L’Harmattan, 2001) d’un récit poétique Requiem (Cardère Editeur, 2013), publie régulièrement dans de très nombreuses revues et chronique les ouvrages en service de presse de nombreux éditeurs…

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